samedi 25 janvier 2020

" Qui, si je criais, entendrait mon cri? " Les Élégies de Duino, Rilke


Les Élégies de Duino (Duineser Elegien) est le titre d’un recueil de dix élégies écrites en allemand de 1912 à 1922 par le poète Rainer Maria Rilke.
Il a trouvé son inspiration lors d'un séjour au château de Duino, superbe château médiéval qui surplombe la mer Adriatique.




Ce recueil souligne le désarroi de la créature humaine qui se sent étrangère dans un monde abandonné par la beauté et par le sacré.

Hantée par la fuite du temps et de la mort, elle se révèle impuissante à participer pleinement à la vie universelle.
Dans ces conditions, le rôle du poète s'impose : il doit s'efforcer de rendre compte de ce jaillissement de l'existence dont la saisie est seule capable de faire reculer l'angoisse.


La première de ces élégies résonne dans mon âme comme un écho de paroles lointaines, presque oubliées, à peine perceptibles...
Je vous la fais partager, dans la mesure où de nombreux thèmes abordés chez Rilke, reflètent à mes yeux une essence tout à fait elfique de notre monde.

Il est question ici d'un Ange, (le terme peut prêter à confusion) ce serait une erreur de considérer cet Ange comme une créature du type chrétien ou biblique, cet Etre n'a pas d'ancrage théologique.


LES ELEGIES DE DUINO (extraits)
Rainer Maria Rilke
Première Elégie
Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des Anges ? Et cela serait-il, même, et que l’un deux soudain
me prenne sur son cœur : trop forte serait sa présence et j’y succomberais. Car le Beau n’est rien autre
que le commencement de terrible, qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore ; et si nous l’admirons
et tant, c’est qu’il dédaigne et laisse
de nous anéantir ; Tout Ange est Terrible.
Il me faut donc ainsi me retenir et ravaler en moi l’obscur sanglot, ce cri d’appel. Mais hélas ! vers qui se tourner ? à qui donc,
mais à qui peut-on s’adresser ? A l’Ange, non ! à l’homme, non !
et les animaux pressentent et savent, dans leur sagesse, qu’on ne peut pas s’y fier : que nous n’habitons pas vraiment chez nous
dans le monde interprété. Il nous reste peut-être
quelque arbre sur la pente, que nous puissions chaque jour aller voir de nouveau ; il nous reste le chemin d’hier
et la facilité attardée d’une habitude fidèle
qui se plut près de nous et ainsi demeura et ne partit point. Et la nuit, oh ! la Nuit ! quand le vent tout emplit l’espace des mondes
travaille et sculpte nos visages, car à qui ne reste-t-elle pas, désirée si passionnément, la nuit, doucement décevante et prodigue en douleurs,
qui se dresse, difficile, devant le cœur
de chacun. Aux amants, serait-elle moins sévère ?
Hélas ! ils se voilent seulement l’un à l’autre leur destin. Ne le sais-tu pas encore ? Hors de tes bras jette le vide, Rejette-le dans ces grands espaces dont notre souffle vit ; Et que peut-être les oiseaux, de leur vol plus intime
En sentant l’air comme agrandi.


Editions Seuil – Collection Points – Traduit de l‘allemand par Armel Guerne





Ainsi donc l’Ange est, pour Rilke, un être plus évolué que l’homme.
Il a franchi les portes d’un autre domaine et, ce serait une erreur de la considérer comme une créature de type chrétien
Il est intéressant de lire la correspondance de Rilke, pour apporter un éclairage à sa poésie, qui peut sembler hermétique de prime abord.


"... L’Ange des Élégies est l’être qui se porte garant de reconnaître dans l’invisible, un degré supérieur de la réalité. C’est pourquoi il nous paraît effrayant." (Lettre de 1925)






Dépouillé de toute référence religieuse, la figure de l’ange conserve une énergie spirituelle dans « l’espace sans lien », un espace où :
"Il n’y a ni En-deçà, ni Au-delà, rien que la grande Unité où ces êtres qui nous surpassent, les « anges », sont chez eux. »

Le cycle de La Vie s’étend sur deux domaines : la vie et la mort, le sang de la circulation suprême passe dans les deux.
Le monde intérieur, les expériences du cœur humain constituent, chez Rilke, un monde intérieur, invisible, est pleinement dans « l’Ouvert » (das Offene).
Cet Ange transforme le monde visible en monde invisible, l’un se déversant dans l’autre en perpétuel mouvement.
Il vit dans « l’Ouvert » : « espace intérieur au monde » (Weltinnenraum) et qui est « pur espace ».



Cet espace atemporel et sans dimensions est à la fois l’espace intérieur du cœur humain, l’intériorité, invisible, et l’espace du monde extérieur, visible.

D’ailleurs,  Rilke écrit : « L’ange des Élégies de Duino est la créature chez qui la transformation du Visible en Invisible à quoi nous nous employons apparaît déjà accomplie.
Pour l’ange des Élégies de Duino, toutes les tours, tous les palais passés sont existants, parce que depuis longtemps invisibles, et les tours et les ponts encore debout dans notre existence sont déjà invisibles, bien qu’encore (pour nous) matériellement présents. L’ange des Élégies de Duino est la garant du plus haut degré de l’Invisible. »


Dans cet espace, le temps est neutralisé et cette conception est à mon sens l'Essence même des de la vision des Eldar et d' Ilúvatar: Ilúvatar « père de tout », également appelé Eru (« l’Un »), est le créateur d’Eä, dieu créateur, qui demeure dans les Salles intemporelles.
Nous sommes au-delà de la temporalité, dans le « pur espace dans lequel infiniment fleurissent et se perdent les fleurs » et de conférer à l’instant l’éternité.


« Nous, êtres d’ici et de maintenant, nous ne pouvons être un seul instant comblés, ni engagés, dans le monde du temps, nous ne cessons d’aller au-delà, vers ceux d’avant, vers notre ascendance, et vers ceux qui viendront apparemment après nous. Dans ce monde « ouvert », le plus grand, tous sont, on ne peut dire en même temps, car la cessation du temps implique précisément que tous soient, sans plus. Partout la temporalité s’abîme dans la profondeur de l’Être.»

Le « Weltinnenraum » est le lieu où le Visible et l’Invisible se métamorphosent constamment. L’accomplissement esthétique est atteint lorsque l’ « œuvre de la vision » (Werk des Gesichts) et l’«œuvre de cœur» (Herzwerk) deviennent une seule et même chose grâce au chant poétique.

« Et ces choses (…) / Veulent qu’en notre cœur invisible nous les transformions toutes en — ô, infiniment — en nous-mêmes !»

« L’Ouvert » (das Offene) et le «Weltinnenraum» sont deux notions qui se complètent l’une l’autre.
Être dans « L’Ouvert », c’est se porter dans le « pur espace » au-delà de toute temporalité. C’est être « dans » le monde et pas « devant » lui.

« Vous devez concevoir l’idée de l’ouvert, que j’ai essayé de proposer dans cette élégie de telle sorte que le degré de conscience de l’animal place celui-ci dans le monde sans qu’il ait besoin, comme nous, de constamment se poser en vis-à-vis ; l’animal est dans le monde ; nous autres, nous nous tenons devant lui, du fait de la singulière tournure et élévation qu’a prise notre conscience. (…)


Comme nous venons de le voir chez Rilke, la question d'un espace "hors temps" est primordiale chez les Eldar.
En Lorien ou à Imladris, le temps ne s'appréhende pas, comme pour les Atani, à une division entre "passé, présent et futur". Il est plutôt perçu comme un espace, un champ continu au sein duquel on peut se déplacer d'un point à l'autre sans limites, le plus souvent à travers des rêves ou des visions.
Le professeur Tolkien, illustre bien l'entrée par le "rêve " dans ce portail atemporel  travers "La Route Perdue" (1936), un récit de voyage dans le temps, où les protagonistes remontent de l'Angleterre moderne jusqu'à la chute de Numenor.
Dans "Le Seigneur des Anneaux" ces allusions à cet "hors temps" sont plus subtiles, telle la sensation de Frodo lorsqu'il arrive en Lorien, d'être passé par un pont  temporel pour arriver dans un lieu des Temps Anciens, révolus alors.
Un autre exemple se déroule sur le mont Cerin Amroth, lorsque Frodo ne perçoit plus Aragorn comme le ranger buriné que nous connaissons, mais comme un jeune homme vêtu de blanc, tel qu'il était dans sa jeunesse lorsqu'il a demandé sa main à Arwen.
Ce n'est pas par hasard que Tolkien s'attache à décrire ces expériences hors temps dans les derniers bastions elfiques. En effet, ils dépeint les Eldar comme désirant arrêter le cours du temps, stopper le déclin naturel et la mort et par ce moyen demeurer "en dehors" du processus normal des choses. En contraste avec les Humains ( les Atanis) sujets au changement et au déclin de la vieillesse.
Ce paradoxe permet de renforcer l'idée que la Vie, le Déclin et la Mort sont en réalité une seule et même route sans fin, chaque étape ayant besoin de l'autre.
Les disparités entre le monde extérieur et celui des elfes sont dépeintes à travers ses descriptions des royaumes de Lorien et d'Imladris, là où les voyageurs ressentent ces lieux comme étant différents de leur temps habituel.
Alors que Bilbo remarque qu'à Imladris, le temps ne semble pas s'écouler mais "est juste là ici et maintenant",  Sam lui est incapable de dire combien de jours il a passé en Lorien et conclue simplement que dans ce lieu, "le temps ne compte pas"







Who, if I cried out, would hear me among the angels’ hierarchies?
And even if one of them pressed me suddenly against his heart:
I would be consumed in that overwhelming existence
For beauty is nothing but the beginning of terror, which we are still just able to endure,
And we are so awed because it serenely disdains to annihilate us.
Every angel is terrifying.
And so I hold myself back and swallow the call-note of my dark sobbing.
Ah, whom can we ever turn to in our need?
Not angels, not humans, and already the knowing animals are aware
That we are not really at home in our interpreted world.
Perhaps there remains for us some tree on a hillside, which every day we can take into our
vision;
There remains for us yesterday’s street and the loyalty of a habit so much at ease
When it stayed with us that it moved in and never left.
Oh and night: there is night, when a wind full of infinite space gnaws at our faces.
Whom would it not remain for–that longed-after, mildly disillusioning presence?
Which the solitary heart so painfully meets.
Is it any less difficult for lovers?
But they keep on using each other to hide their own fate.
Don’t you know yet?
Fling the emptiness out of your arms into the spaces we breathe;
Perhaps the birds will feel the expanded air with more passionate flying.

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